Victor Serge
Journal de la défaite
(Diario de la derrota)
París-Agen. Verano de 1940
El "Journal de la défaite" es un breve texto inédito, procedente del archivo de Laurette Séjourné1 que narra la primera etapa del largo y angustioso viaje que llevó a Victor Serge y a Vlady, su hijo, de París a México pasando por Marsella, Casablanca, La Martinica, Santo Domingo, Haiti y Cuba. El 14 de junio de 1940, el ejército alemán entró en París; el 22 el mariscal Petain firmó el armisticio y el 23 Hitler desfiló por los Campos Elíseos al frente de sus tropas. El día 10, Victor Serge, su nueva compañera, Laurette Séjourné2, Vlady y Narcis Molins i Fábrega3, militante del Partido Obrero de Unificación Marxista (POUM), huyeron de París, "ciudad en peligro"4, sin saber a ciencia cierta a donde dirigirse. Se encontraban en gran riesgo pues Vlady era judío por parte de madre, Molins era veterano de la revolución española y Serge tenía un pasado de "peligroso anarquista" y agente de la Internacional Comunista.
"Huimos con un sentimiento de alivio que linda a veces con una especie de alegría. Todo lo que tenemos son a algunos paquetes", anotó impasiblemente Serge en sus Memorias.5 Habría que precisar que dichos paquetes contenían auténticos tesoros: manuscritos de obras inéditas o inconclusas de Serge, además de los dibujos y apuntes que Vlady cargaba desde su niñez en la URSS.
El manuscrito comienza describiendo la lúgubre atmósfera anterior a la invasión y se extiende desde la noche del 10 de junio, cuando los cuatro caminantes se trasladaron en taxi a la vecina comuna de Fontainebleau hasta el 12 de julio, cuando se separaron en Agen, en la sureña región de Lot y Garona. A partir de ahí, Vlady y Molins prosiguieron por su cuenta, y los cuatro se volvieron a encontrar a finales de mes en Marsella. Fue un recorrido zigzagueante por la campiña de Francia, en tren, en auto y a pie, durmiendo bajo las estrellas, en casas abandonadas o de conocidos, con los nazis pisándoles los talones. Extremadamente sobrio, en ocasiones despiadado -por ejemplo cuando describe las miserias de la muchedumbre en fuga o la venalidad de comerciantes que lucraban sobre los sufrimientos ajenos, Serge registra con precisión lo que ve: el derrumbe sin gloria de una civilización, el fin de un mundo que se quiebra "como las rocas bajo una erupción volcánica". Aunque no pensadas para su publicación, estas breves notas presentan un gran interés porque conforman el material bruto del penúltimo capítulo de las Memorias de Serge que incluye una versión más pulida, aunque menos detallada, del mismo recorrido.6
Claudio Albertani
Transcripción del manuscrito y notas en francés a cargo de Jean-Guy Rens.
Sur les routes.Paris-Agen Été 1940 "Journal de la defaite"
Paris - 1
Le brouillard - 2
Gare de Lyon - 3
Route dans la nuit - 3
Fontainebleau - 4
Gens en fuite - 5
Nevers, Vierzon - 6
Bombardements à N. - 9
Souillac - 10
Message Paul Reynaud - 15
Autobus de Paris - 16
Demande d'armistice - 17
Épisodes - 17
La terreur - 18
Auberoche - 19
« L'illustration » 1917 - 18 20
La Vézère - 21
Les Eyzies - 21
Port-Sainte-Marie - 22
Un État-major - 23
Agen - 23
Armistice - 25
Un Marocain - 25
Paris des Derniers Jours - 27
Illisible - 28
Parachutistes - 29
« La civilisation écrite » - 31
Une prédication chrétienne - 35
Responsabilité du socialisme - 36
Désoeuvrement des soldats - 26
Les sirènes - 30
Pompiers de Charleroi - 34
Un soldat - 37
NRF sur la réaction - 39
6 - 7 - 8 juin 40. Paris - ville en danger. [París - ciudad en peligro]
Propos de J. : « Nous défendrons la ligne de la Loire... » Je réponds : Comment ?
Chez les Américains. Sherry. S'évacuent à Tours. Champs-Élysées presque sans autos. Beau temps. Terrasse.
Entretien avec P. Mab. [Pierre Mabille8] sur les jours critiques : de samedi à mercredi. « Impressions plutôt rassurantes ».. « On s'est ressaisi. Ils s'essoufflent. Weygand a-t-il eu le temps d'établir des positions suffisamment défendues ? »
Rumeurs : ils sont à Beauvais - à Mantes - à Évreux. Les autos s'en vont matelas ficelés sur le toit. Calme. La fuite silencieuse se généralise.
Dim. 9 juin 40
Chez les illisible. Ils s'embarquent le 15 pour le Brésil. La radio par pour Tours. Lettres et démissions en vrac sur le plancher. Lui - amer. Écoutons la TSF, appel de Weygand. Je sors dans le voisinage, quartier Saint-Germain, ministères. Camions chargés de dactylos et de fonctionnaires. Emballages. Militaires stationnent. Rue bourgeoise, peu animée où une sorte de panique discrète, blafarde, s'est figée. On comprend qu'il n'y a plus de ligne de la Somme, qu'ils sont presque aux portes de Paris.
Lundi. 10 juin.
Matin, allé à Time. En pleine évacuation. Fort peu d'animation aux Champs-Élysées. La chaussée nue. Une voix au téléphone. : « Je ne peux rien vous dire, partez tout de suite. »
Paquets faits, recherche d'un taxi, du haut de Belleville à la République et gare de l'Est. Les taxis pleins de valises illisible en tous sens, pas un libre. Place des Fêtes, un café - plein comme d'habitude. Atmosphère : plus rien à faire, « ils sont là » - une sorte de résignation sans panique ni peur. La population a le sentiment que l'on a perdu la guerre. Passive - pas inintelligente.
Vers 9h. du soir, retour au Pré-Saint-Gervais. Fatigués. Décidons partir par nos propres moyens, avec fardeaux. Hâte. Une sorte de brouillard bleu-gris s'étend, stagne sur la banlieue - du haut du Pré - au-dessus de Pantin, Le Bourget. (La nuit précédente incommodé par une odeur de fumée; brouillard. Gens disant : brouillard artificiel, répandu par eux, par les nôtres ?) (Vers 8h, près gare de l'Est, brouillard, boutiquiers écoutant le souffle court du canon. Pas la DCA - le canon, c'est bien ça.)
Silhouettes de la banlieue dans ce triste brouillard ardoisé.
Nous quittons le Pré - sans les rücksacs. Métro. À Réaumur-Sébastopol., foule, embouteillage, attente. - Décidons de gagner à pied le Chatelet. Nuit tombée, boulevard noir, presque vide, sinistre. Marchons accablés. L. arrête un taxi dans la nuit. Le chauffeur a un visage blafard avec un oeil déchiré, sanguinolent. Gare de Lyon, rumeur de foule surexcitée stagnant dans la nuit. On se jette sur le taxi. Gare barrée, mobiles, police, plus de trains, - on vous l'avait dit, vous ne partirez pas, il y en a pour plusieurs jours.
Pourparlers avec le chauffeur qui consent à nous conduire à Fontainebleau pour 350 frs. Remontons d'abord à Belleville chez S. chercher sa valise.9 Bistro. Le chauffeur à l'oeil déchiré : « Pour moi; c'est foutu. Je reste. Plus rien à faire. J'les crains pas, moi. Drôle la guerre. »
10 juin.
Route dans la nuit. Porte d'Italie déserte et noire. Aucun contrôle. Par instants, la pluie fouette. Serrés à quatre, de bonne humeur, l'alacrité du danger, le contentement de fuir. Dans la forêt, autos, camions sur le bord de la route, campeurs dans la désolation, désolés. Le phare fait surgir un monsieur en chapeau melon près d'une carrosserie (matelas), fantôme à binocle. Des soldats casqués règlent de loin en loin la circulation. Ils émergent de la nuit, sans énervement. Rares tanks. Camions géants passent en sens inverse, mastodontes.
Fontainebleau, recherche de la gare dans une nuit totale par des routes boisées qui virent. Un soldat, tout à coup : Éteignez, on est en alerte, vous n'entendez donc pas tirer ?
(Sur la route la contrariété des gens qui éclairent, qui aveuglent, ne songeant qu'à eux-mêmes. S'ils voulaient bombarder...)
La petite gare endormie de Fontainebleau-Avon. Rien ne s'y passe, on ne sait rien. Des gens sur des ballots dans l'odeur fade de la salle d'attente. - Une maison, hôtel, on n'ouvre même pas, une voix ensommeillée : Pas de chambres. - Allez au diable de la guerre, nous autres on dort au chaud sur du bon argent.
Couchons à la belle étoile sur une pelouse, parmi des buissons. Au petit jour, découvrons que nous sommes dans le petit square devant la gare, mais nul ne s'occupe de nous. Un petit café ouvre, une vieille femme et sa fille, assez jolie aux traits sévères s'affairent avec une cafetière. L'idée de faire vingt tasses de café d'un seul coup ne leur est pas venue. Des assoupis, encrassés dans le petit profit.
11 juin. Gens en fuite.
Gare, attente d'un train pour Montargis, l'air bleuâtre sur le bois (brouillard artificiel). Surgissent de très beaux soldats, athlétiques, des Tchèques. - Des Africains avec un officier. - Une femme débarbouille longuement ses enfants à la pompe. - Un monsieur correct, serviette, valise, une couverture s'affaire. Il fait comme il irait au bureau, mais embarrassé par la couverture, gêné de n'être pas rasé. Envie de lui dire : Monsieur, la Fin du monde est pour 11h23. Il s'engouffre dans un wagon par une portière et ressort par l'autre. Nous rions. Le brouillard léger cesse quelque part entre Montargis et Nevers. Voyageons avec des paysans de Château-Thierry évacués par l'autorité militaire. Un vieux, casquette du nord et lourdes moustaches tombantes tient sur ses genoux le petit fils. Trois quarts de siècle : il pourrait être né pendant la première invasion : l'autre Sedan. Des vieilles gothiques. Un petit gars tout pareil aux petits russes. Une mère allaitant son nourrisson. Une femme aux traits virils, bronzés, qui plaisante. La jeune mère a les larmes aux yeux, femme de mobilisé. Tous se félicitent que les mioches ne soient pas malades. - Donc on se bat à Ch.-Thierry ! - Depuis plusieurs jours, monsieur.
11 juin
Gare de Nevers, rue encombrée. On nous conseille de prendre le train de Vierzon, c'est peut-être le dernier. - Il fait un demi-crochet vers le Nord, par Bourges, mettant plusieurs heures à faire le trajet d'une seule. Arrêts inexpliqués dans la campagne. Compagnons de route : une laborantine, une jeune femme recrue de fatigue qui fait nonchalamment d'amères réflexions, un scout cath. très éveillé. Vlady peint.
12 juin
Vierzon - cohues, la gare brasse les foules. On s'écrase à la petite porte de sortie, on passe librement à côté. Bêtise. Nous tirons des plans puisqu'on a raté l'express de 10h45. Vers 3h un train arrive soudainement qui va vers le sud. Il est bondé. Nous nous y entassons dans un couloir, les bagages dans le illisible. - Une femme au visage blessé, tuméfié (accident d'auto), silencieuse. Dans le coupé voisin, un capitaine blessé au bras, à la nuque et le visage égratigné (bombe à Évreux) : cordial, navré. - Un couple gentil de jeunes ouvriers ( ?) parisiens, illisible, nous raconte comment ils se sont sauvés par le métro Massy-Palaiseau, puis à pied vers Limours, recueillis en route par un camion de l'armée. - Une dame bien habillée, l'air cultivé, déplore d'avoir laissé à Paris 25 kilos de sucre : « ah, si je l'avais économisé ! Et sans faire de tort à personne, croyez-moi. » - Il ne sera pas perdu pour tout le monde, madame. « Mais de penser que les boches vont manger mon sucre. » Dame pincée, rance et pleine d'assurance. Sa fille, lunettes et lèvres peintes, lit. C'est la première fois qu'elles voient « le peuple » de si près, - ah, quelle guerre ! - Dans les bousculades et l'étouffement du wagon, beaucoup d'entente et de convivialité spontanées. Des petites bonnes fuient Paris, chacune pleine de son émotion veut lui raconter, moi, je... - et l'autre lui répond de même, et le grand événement de chacun n'est plus rien du tout comme elle-même. On est des grains de sable que le vent roule.
12 juin
J'étais descendu à Vierzon, ville sans intérêt, envahie, cohue d'autos, de motos, gens campant sur les places, courant à la recherche de pain. Entré dans un bazar de quincaillerie, menus achats, je demande que l'on me vende un peu de ficelle. À la caisse, une petite vieille, grand'mère de propriétaire, pareille à un petit singe tout ratatiné avec une mousse de cheveux blancs sales au front, marque la recette, rend laborieusement la monnaie, de ses doigts de petite momie. « Non, monsieur, ce serait bien volontiers, mais nous manquons nous-mêmes de ficelle, tenez : si vous voulez en acheter une pelote... » Dehors s'écoule le flot des réfugiés - en auto du reste et fort bien vêtus la plupart).
11 juin
Nevers. Cohues aux environs de la gare, cafés et restaurants bondés. Le gros marchand de crêpes, joufflu, au costume de cuisinier. Sur le trottoir, vendeurs de liesse, cartes-postales. Vieilles rues, coins pittoresques, fort belle vieille église St Étienne. Larges ponts sur la Loire aux pentes douces, vertes, aux lointains d'un doux gris-bleu. La Loire est telle que je la pressentais. Les autos filent sans arrêt vers le pont. Dînons dans un petit café du quai. Gens anxieux écoutant la TSF. Personne ne se doute de l'invasion proche ici même. Essayons de dresser la tente au bord de l'eau, mais on nous dit que nous serions pris pour des parachutistes. - Pas de chambres, nulle part. - Franchissons le pont pour camper en pleine campagne. Défenses dérisoires sur l'autre rive, sacs de sable en carré, un canon, territoriaux fumant leur pipe, tout cela enfantin. - La pluie nous surprend dans un petit champ où nous allons nous installer. Un réfugié belge (sa femme, Flamande, leur sept enfants aux beaux yeux bleus) nous offre une pièce : c'est propre, vous dormirez sur le carrelage. C'est un terrassier. « On nous traite comme des chiens. » Il a trop d'enfants, évidemment.
11-12 juin
Bombardement. Dormons sur une toile de tente, à même le carreau, dans cette maison abandonnée. Pleine nuit, moteurs dans le ciel, explosions, tirs de DCA, fracas de bataille. Nous sommes près du pont de l'Oise (ou de Loire) et des terrains d'aviation. - Jamais n'ai mieux réalisé le danger immédiat. Disparaître ? C'est tellement concret que je suis tout à fait tranquille. Laurette, recrue de fatigue, ne se réveille pas. V. et J, bougonnent : Merde ! Ils ne peuvent pas nous laisser dormir tranquilles ! - Explosions proches. Cris de femmes : Où est le poste de secours ? Y a des blessés. Cris encore : Les secours ! L'abri ! - Plusieurs fois le ronflement des moteurs grandit en vrille, s'éloigne, recommence. Sans doute les bombardiers reviennent-ils, cherchant leurs objectifs. J'écoute ces bruits croître, décroître. M'endors. Au matin, pas trace des alarmes nocturnes, pas de destruction visibles. L'église St Étienne et la ville s'étagent au-dessus du fleuve. Vieilles maisons où des petites vies calmes, médiocrement industrieuses se continuent depuis des siècles.)
Brive, prenons le train pour Aurillac. Fatigués, longue attente exténuante du départ dans la nuit. Arrêt loin de la petite gare, sans avertissement, nous débarquons au milieu de la nuit à Gourdon. Couchons à la salle d'attente puis dans un pré sur la hauteur, entre pluie et soleil, heureux du grand air. Gourdon : colline boisée, vieille église à deux tourelles.
Souillac sous l'averse. Volés par des chauffeurs qui nous conduisent L. et moi au château de la Freyne en quintuplant leurs prix. - Beau site du château (à Pinsac) à pic sur la Dordogne. - Des Argentins ont confié leur domaine à un M. M., anar pauvre de moyens qui joue au châtelain. Mal reçus, par une dame à lorgnons qui s'afaire dans vaste cuisine. Allez-vous en, vous trouverez à loger à l'auberge. Pluie, départ. Rues de S., rencontres. L'église romane du XIIe à trois coupoles basses, la tour goth. du XIIe également (démolie en partie pendant guerres de religion), vieilles ruelles, petite place de l'église, beaux arbres, coins de moyen-âge, averses et soleil. Café de Paris, 5 f., M. Joseph. Bourg riche, pittoresque, paysages montueux, verts et lumineux. Falaise sur la Dordogne en face des prés. Approche et venue de l'orage. Nous courons à travers champs sous le souffle violent de l'orage et nous réfugions dans une grange avec des paysans illisible aux yeux ardents (un homme surtout illisible et illisible racines et braise d'yeux) qui nous parlent de la grande grêle de 1924 qui tua les récoltes. Sur la guerre : ils sont d'avis qu'on est battu, faudra payer le prix, ce sera dur. Plusieurs paysans nous diront la même chose, unanimes. Quant aux responsabilités, ils sont prudents : une fameuse incapacité. - Par temps d'illisible, un autre et sa femme nous offrent du café. Des lys dans le jardin, la pluie est belle sur les fleurs et les feuillages.
Berry commerçant, riche, sans librairie. Chez la marchande de journaux : « Le mari, la femme et l'amant » par Paul de Kock. « Le crime du wagon bleu ». - Aucune vie spirituelle. Des commerçants exploitant la route, qui font des affaires d'or et majorent sournoisement ou odieusement les prix. Un pharmacien à tête fleurie (mais bilieuse) de Victor Hugo dans la soixantaine me majore d'un franc le tube de crème à raser de 6fr. 25. - Jour de marché, paysannes râblées en noir et grands chapeaux de paille noire, pressées d'exploiter la cohue des réfugiés. Une (panier d'oeufs) répond : J'les vends pas encore, j'attends le cours du marché - en économiste. C'est p. être à elle qu'un réfugié s'en prend et envoie un coup de pied dans le panier aux oeufs. Altercations. - Mes sous d'abord.
On me fait payer quinze francs un mauvais petit repas dans la saleté. Ces gens ne sont qu'avides. Ils vivent d'ailleurs sur le contentement d'eux-mêmes, sans besoins intellectuels ni moraux - et dans la crasse. Terre riche, pays vaste, intérieurs obscurs, vieux, enfumés, sales. Tout va au bas de laine et chez le notaire.
Notaire, huissier. « Goulinard et Moliflor , receveur des rentes » - belle maison carrée. - Des réfugiés du Nord hébergés dans la villa d'un cheminot absent, refusent l'accès de la cuisine (eau, évier) à d'autres réfugiés. Un cheminot aux yeux de lapin alcoolique apprenant que je suis de Bruxelles apostrophe violemment Léopold III, puis reproche à M. Joseph de m'héberger, « faut être prudent. » Tout grouille et croupit, je pense au monde de Mirbeau.
Je loge plusieurs jours chez une toute petite vieille, pareille à un insecte, aux cheveux flottants, blancs mais jaunis de fumée. Crasse, odeurs de boues brûlées, un w.-c. très propre pourtant. Elle lit le journal, comprend très bien, éveillée et actrice à près de 80 ans (Place de l'Église). Un peu à l'écart du bourg, sur la côte, les villas riches. Une en style baroque, peinte en bleu illisible est celle de M. Malvy10, le maire. J'y vais, reçu par une agréable vieille dame (illisible) qui avec la bonne mettait la table dans à manger donnant sur la terrasse. Rencontre de M. Malvy à propos d'un incident arrivé à Vlady. Quelques mots sur le temps où il était ministre de l'Intérieur (illisible illisible) Vlady dessinait l'église romane, un monsieur décoré (off. de la Lég. d'ho. !) s'en émeut, alerte la gendarmerie. J'explique que s'il est défendu de dessiner les ouvrages d'art, il ne l'est pas de dessiner les oeuvres d'art. Le monsieur : « Ce n'est pas le moment de dessiner ! » - Moi : « Au contraire, monsieur, c'est celui pour un jeune homme de toujours travailler - et c'est son travail. » Tête de bouledogue, bureaucrate à lunettes. J'apprends de M. Malvy que c'est l'inspecteur de l'enseignement public du départ. Nous restons suspects et embêtés par la gendarmerie jusqu'à l'entretien avec Malvy.
Une nuit au centre d'accueil. C'est une très vieille église (XIIe s.), - celle à la tour d'horloge. Haute voute ogivale, peinte en couleurs voyantes, du bleu, du rouge. Paillasses. Des Flamands. Des familles, marmailles, édredons, odeurs, linge séchant sur des cordes. Même spectacle que dans un centre d'hébergement des Espagnols après leur défaite à Pontarlier, où j'ai trouvé sur son grabat le vieux illisible illisible - en tête à tête avec l'abandon et la mort, un martyr vivant du Greco. Ici - moins de tragique et moins de force. Des gens quelconques. Des jeunes gens inséparables de leurs bicyclettes qui sifflent à tue tête de bon matin sans se soucier des dormeurs. Et il faudrait se battre avec eux pour les faire taire. Étrange plaisir de gêner autrui (muflerie et défi, formes basses de l'affirmation de soi). - Puis ils jouent longuement aux cartes. Jeunes ouvriers et (parait-il) étudiants flamands. - Je m'endors bien sous ces voutes, dans cette foule. Toute place m'est bonne parmi les hommes - si je peux étendre mes membres.
Dormi aussi chez M. Joseph. Après cinquante ans, dit-il, j'ai senti chaque année mes forces décroitre comme si je descendais d'un degré. Après soixante, c'est de moins en moins que l'on se sent vieillir... - 64 ans, grand et droit, bavard, plein d'histoires juives de sa jeunesse, de sentences pratiques, bougon, il désespère sur la route dès qu'on le laisse s'attarder à l'arrière - et tout lui paraît sans but et lui-même inutile et vieux et illisible.
Bord de la Dordogne. Vlady et Sogos 11 font des ricochets dans l'eau en longues séries éblouissantes qui se terminent en par un frôlement de la pierre sur l'eau. Laurette : Le style du vieux maître et le style du jeune ! - En fait, il y a là des styles différents. On se presse en foule pour écouter la radio. Où sont-ils ? Communiqués laconiques et réticents qui s'évertuent à voiler encore, inutilement, le désastre. Sont-ils entrés à Paris ? Des gens arrivants disent : le jeudi soir - ou nuit - par la porte des Lilas et la porte de Neuilly. Un comm., enfin, sur le gouvernement qui a quitté Paris.
13-14 juin
Message de Paul Reynaud à Roosevelt. D'étonnantes phrases là-dedans : le gouvernement se réfugiera s'il le faut dans les colonies d'Amérique pour continuer la lutte ! - Aux Antilles alors, ou en Guyane ? Il faut avoir bien perdu la tête pour tenir ce langage, s'il n'annonce en réalité une capitulation après quelques gestes désespérés. - La réponse tarde. Mines maussades et concentrées autour de l'appareil de TSF. Pendant ces jours, le flot des réfugiés coule sans cesse sur la route, autos, cars, camions, motos, il en passe, passe, de partout, ambulances; camions industriels de Reims, de l'Oise, de la Somme, voitures de tourisme chargées de bardas phénoménaux, roulottes improvisées avec des gosses, des cuisines, et tout. Une auto mitraillée, criblée de balles. Les gens disent que Limoges est pris, Moulins aussi, la ligne Maginot attaquée à revers... Les communiqués confirment ces rumeurs avec un peu de retard. La sensation grandit d'un effondrement d'armée - total. Un soir des camions militaires passent, passent. Reine dit, désolée : « Quelle débâcle ! » - Un officier triste se retourne et la regarde longuement, méchamment. Apparition des autobus de Paris sur la route, tout barbouillés de vert. Le 89 « Porte de Versailles ! » Conducteurs et chauffeurs, on les entoure. Ils expliquent qu'on leur a dit : « Foutez le camp avec les voitures, emmenez vos familles... » Mais ils ne sont pas sûrs de se faire rembourser l'essence qu'ils paient eux-mêmes. « C'est au matériel que la Cie pense, bien sûr, - des familles, elle s'en fout. » Ils ont raison.
Dans tous les propos la même raison dure et réaliste - matérialiste. Crue, directe, narquoise. - Au Café de Paris, cependant, des évacués bien habillés et des gens de l'endroit à physionomie de villégiaturers font retomber toutes les responsabilités sur le Front populaire et les congés payés. Leurs congés, on voit qu'ils se les paient eux-mêmes. Cette route au clair de lune. Passent des autos de DCA et d'énormes camions militaires. Attroupements. Des couples se forment. Églises et toits du moyen-âge - quelle guerre était-ce ? Des motocyclistes casqués et poudreux ont bien l'air d'hommes d'armes.
15 juin
Vers 1h j'apprends par un propos surpris que le maréchal Pétain a demandé l'armistice. Défaite avouée, la fin. Des larmes montent à la gorge. Et tous ces morts ! Reine et L. disent aussi qu'elles ont failli pleurer. Deux officiers, têtes dans les mains ont pleuré sur une table de café.-À quoi ça sert de pleurer, dites ?
D'ailleurs l'armistice ne vient pas. On l'attendra une semaine dans la défaite et l'incohérence, l'invasion avançant partout et l'idée qu'elle sera totale s'imposant de plus en plus. Les journaux annoncent l'aide américaine, ne disent rien du front, disent que la RAF a jeté deux bombes à Diré-Daoua en Abyssinie...
Les gens vont répétant que c'est inconcevable, incompréhensible. Alors, nous n'avions pas de matériel ? On n'a pas prévu ceci-cela ? Où sont passés les millions des armements ? Inconcevable, inconcevable, - c'est le mot que l'on entend le plus. (Vlady a 20 ans.)
Episodes
Femmes et enfants, dans un convoi bombardé sur une route se couchant sous une auto, s'aperçoivent ensuite que c'est un camion citerne d'essence !
Chars allemands cheminant parmi les évacués sur la route.
Char all. se rangeant pour laisser passer des enfants.
Réfugiés bombardés à l'aide de bombes en bakélite (?) qui font grand bruit et peu ou pas de mal, arme psychologique.
Une dame en deuil qui conduit son mari, malingre personnage en melon et pardessus à col de velours (le masque à gaz au bras) raconte la destruction de leur maison et magasin à Amiens. Il y a eu 250 morts dans la seule rue du Gros Caillou.
Réflexion sur la terreur. Hitler a fait la guerre avec des méthodes révolutionnaires, contrevenant aux règles et usages. Les bombardements de popul. civiles et des réfugiés créent une panique qui est une des fins de l'action. Buts : provoquer la fuite de populations qu'il n'y aura pas à nourrir dès lors (les approvisionnements restent à L'envahisseur); troubler les communications de l'ennemi, contrarier les transports par routes en y jetant des cohues affolées; pousser des millions d'hommes vers un territoire de plus en plus restreint et désorganisé - et difficile à défendre.
19 juin 40
Auberoche. Quittons Souillac par la route. Le paysage se fait plus rude et plus boisé, moins habité. Grands bois, collines, roches. On passe devant une vieille église puis par Montignac, gros bourg commerçant et pittoresque. Beaucoup d'officiers, on dit que l'État-major ou un état-major a passé hier.
Auberoche en pleine solitude dans les bois de la Dordogne, un vieux petit castel aux tours basses, devenu ferme, - une petite ferme sur la hauteur avoisinante. Les Anglais ont tenu garnison ici pendant la guerre de cent ans.
Laurette est ravie du site, du calme absolu, de l'isolement, de la petite côte abrupte qu'il faut gravir au milieu de paysages aérés, riches et un peu sauvages, pour rentrer « chez nous » - ravie de l'âtre où nous faisons du feu de branches mortes, la cuisine et illisible sur des trépieds; et l'on ranime le feu avec un soufflet. Calme inouï. « J'en ai des remords, dit-elle, d'être si loin de la guerre, on l'oublierait presque... » Sur les routes cependant, avec ses chars et ses hommes casqués, la guerre roule vers nous.
Les petits P. sont de rudes petits gars aux muscles durs aux regards vifs et comme cloutés- La grand'mère, l'âtre, la vaste cuisine où l'on mange des pâtés, du porc salé, des salades. La vie a un goût de terre propre, verte, vigoureuse. Les soirs sont splendidement reposants. Une lune rousse se lève, des insectes font dans l'herbe leurs bruits proches. Notre intimité; nous jouons aux dames, à la bougie.
Je feuillette de vieilles collections de l'Illustration, 1917-1918. Villes en ruines, tranchées, la victoire âprement acquise par les derniers combattants de ces ruines et de ces illisible, Foch, Clémenceau, l'armistice de Rethondes.... La révolution russe décrite par des correspondants tantôt aveuglés par un bourgeoisisme idiot, tantôt clairvoyant mais malhonnêtes, truquant et déviant toutes choses. Ils s'indigent des menus faits d'une guerre civile encore anodine, et de l'intervention de la violence dans la vie politique : à côté de leurs proses, photos et dessins de cités rasées, de campagnes couvertes de cadavres et de illisible. Aveugles ou fourbes ou les deux, ainsi le veut l'histoire qui a sa main écrasante sur eux et les mène où ils ne veulent pas aller. Poids inouï de l'argent. G.B.12 semble vouloir se débarrasser de nous à tout prix : propriétaire de l'endroit, membre du P.S., ami de Giraudoux, il me dit qu'en cas d'occupation il tirera parti des bonnes relations entre G. et von Ribb. Conte qu'un soldat qu'il a vu dit avoir tiré sur les Alle. à Brive. - Du peu de nouvelles que nous avons, il résulte que nous sommes dans la poche entre les deux armées dont l'une avance et l'autre recule. Décidons de partir. P. a trouvé de l'essence pour 120 km.
21 juin
En auto, conduits par P., vallée de la Vézère, vaste, monstrueuse, bordée d'un côté par des crêtes rocheuses où apparaissent des cavernes et plus souvent des fenêtres. Une ville dont les maisons se collent à la roche surplombante, se confondant avec elle. - Des longs convois d'armée en retraite - beaucoup d'aviation - font la même route que nous vers le midi.
21 juin
Halte aux Eyzies (cavernes, grottes, troglodytes; à peine si l'on y pense. Armée en retraite, autos, soldats fourbus, soleil). Conversation avec un soldat : « Quinze jours sans me déchausser. Batailels de Belgique. On a été trahis, c'est clair. » Plus d'un le dit. C'est la pensée des armées vaincues. Sans trahison, comment les forts pourraient-ils être vaincus ? Et socialement ils voient juste, ces soldats. La trahison inconsciente de ceux qui ont compté sur Hitler, Mussolini et Franco pour assurer l'ordre en vieille Europe est la grande explication.
Les Eyzies - des falaises de roches donnant sur une vaste vallée verte. Petits cafés dans la poussière de la route, un garage, encombrement, flots d'hommes et d'autos, chaleur. On voit des grottes creusées dans la roche vers les sommets. Un écriteau annonce une grotte merveilleuse éclairée à l'électricité. Musée. Troglodytes. L'armée en déroute dévale, camions sur camions. Fuite des paysages, nous passons à travers des pluies tièdes, anxieux d'être arrêtés aux limites départementales. Le gendarme : « Moi, je ne vous ai pas vu. » Recherche de l'essence à Fumel. Rencontre d'un cam. esp. du POUM. Petite ville aux boutiques pleines.
22 juin
Nuit : arrivée à Port Ste Marie pour manquer un train qui vient de partir vers Toulouse et Narbonne : nous apprendrons demain que c'est le dernier. Couchons dans des wagons de 2e, assez confortablement. Pour y accéder, il faut passer sous des wagons de marchandises ou les escalader. Port Ste Marie (Lot et Garonne) est une vieille petite ville insignifiante. La complète insignifiance de ces bourgs de route. Aucune vie collective, aucun urbanisme (vif contraste avec l'Als., la Belg., l'Autr., la Hollande), aucune vie spirituelle, tout est tué par un chacun chez soi croupissant (intérieurs vieillots, crasse, on vit bien mais sans confort). - Nul effort, nulle recherche. Déjeunons d'oeufs crus et de café longuement attendus dans un café, à côté d'un État-major d'artillerie replié de St Germain. Arrivée d'un général rasé de frais, saluts. Un jeune officier (juif) commente et explique tout. Les autres - une vingtaine, plutôt mornes, éteints. Quelques binocles. Je discerne que c'est un centre d'études, qu'ils tenaient des conférences. Illisible Illisible Illisible ne point emmener les stagiaires, mais ceux-ci ont pour leur propre compte réquisitionné des autos - et « le centre est là, au complet, mon général. »
23 juin
Taxi jusqu'à Agen. Place Jasmin. Nous nous installons dans l'autocar de Toulouse. Trop beau pour être vrai ! Refoulés à la limite du Tarn et Garonne, L. et D. n'ayant pas de sauf-conduits. On refoule quantité de gens. - Les gendarmes pas méchants ni désagréables comprennent qu'ils font un « métier de chiens ». L'un d'eux parle de la défaite en termes amers et brutaux. Retour à Agen. Illisible illisible L. et moi dans un hôtel borgne près du pont sur le chemin de fer. Puanteur d'usines, asphyxiante. (Cathédral. St. Caprais). Ville terne, quelques vieilles maisons, belle église aux absides du XIIIe ornées dehors de motifs sculptés (têtes) très vivants. Les restes de l'ancienne cité marchande ont du caractère, révèlent de l'intelligence (arcades) et de la vie publique. Les rues et boulevards modernes n'expriment que la boutique médiocre et satisfaite. Une petite statue de la République tient en mains une grosse lanterne en verre dépoli - qui s'allumera bientôt le soir.
Cohues - réfugiés, troupes de soldats perdus, aviation en pagaïe, belges, camions, cars, autos, fantassins, marocains, nègres d'un noir d'ébène, ville bondée. 28 000 hab. dit-on et 100 000 réfugiés. Courses pour le pain, les vivres. Cafés consignés à la troupe et aux officiers jusqu'à 6h du soir. - Une escouade de Marocains casqués barre aux issues la rue aux maisons closes. Plus de salut militaire. Les officiers circulent dans la cohue. Silhouettes. Un maigre jeune soldat au regard dur, un menton pointu. Illisible kaki, échancrée au col, pantalon de mécanicien - bleu -, espadrilles sur pieds nus, casque. Mains dans les poches.
Marocains enturbannés. Un poste gardant un croisement de routes, installé chez un marbrier, sur de la paille, parmi les monuments funéraires à vendre. L'officier s'est procuré une petite table de café, pliante, jambes croisées, haut képi bleu clair, il lit, jeune.
On se plaint de la maraude et de l'indiscipline. - Patrouilles de marocains précédés d'un petit sergent français. - « Boutonnez vot' vareuse, que j'vous dis ! - T'as pas une paire de molletières pour moi ? »
Armistice avec l'Italie, cessation des hostilités. Aucune joie observable, à peine une légère détente. On commente les déclar. du maréchal Pétain qui explique que l'armée fr. s'est battue avec 60 div. contre 120 (à vérifier) et que les Alle. avaient encore 80 divisions en réserve; que l'aviation fr. était à 1 contre 6; que les Angl. n'ont assuré que 10 div. Comment ne s'en est-on pas aperçu à temps ? N'a-t-on rien prévu ? N'a-t-on pas mesuré les forces avant l'épreuve ?
Soir, nuit tombante au bord de la Garonne, large et aérée. Nous fumons - un Marocain blessé et moi. L'homme -parlant sabir- une bataille en Belgique. La division sans chars ni aviation attaquée par chars et aviation. Chars entrant dans l'eau, en ressortant, écrasant, pourchassant tout. Cartouches faisant défaut, on leur fait mettre baïonnette au canon. « Y en a plus division, beaucoup tués, oui monsieur, moi blessé, nous partir. » Les Allemands prenaient le fusil aux hommes et leur indiquaient la direction à suivre pour sortir du feu. - S'est battu à Maisons-Laffitte. « Y en a beaucoup démoli là-bas. »
Petits cantonnements partout. De la paille, odeur d'humains sales et de cuir échauffé. Noirs splendides aux belles têtes régulières. Les Malgaches et les Marocains souvent moins bien. beaucoup plus de dégénérés et de tarés parmi les Blancs : le beau type exceptionnel. Navrant à voir le désoeuvrement total de tous. Par centaines de milliers, consignés, entièrement oisifs, ces hommes de toutes races et conditions abandonnés à eux-mêmes.
Depuis que l'Armée rouge leur a donné l'exemple, les armées chinoises, alle, ital., turque (sans doute) ont des services d'éduc. pol., des bibliothèques, des commissaires polit. qui procuraient aux hommes les journaux. Au moins, à l'état rudimentaire, ces services existent. On ne les a pas découvert ici. La flemme - des É. Mounier, des Laurat cependant étaient trouffions de 2e cl. et Laurat a disparu.**
** Laurat. Territorial, 42 ans, mitrailleur DCA en S. et O., devait se replier à pied en cas de retraite !
Paris des derniers jours avant l'occupation. Sensation générale, diffuse mais précise de la défaite. Ville dépeuplée de riches, dans autos. Le soir : artères vides, quartiers de l'Opéra, grands boulevards, l'asphalte net. Le soir tombe lentement, la nuit commence peu après neuf heures. Ce grand Paris désert, avec ses boulevards aux rares passants (filles) s'enfonce dans le crépuscule, sans lumières, sans mouvement, comme s'il coulait. Jamais ses profils n'ont été si expressifs et durs, découpés sur le ciel blafard. Les étoiles se lèvent, distinctes. Hauts immeubles, pareils à des carènes. Roches. Décors découpés s'il y a une lanterne - voilée. Tout à fait la ville dépouillée. La ville fantôme des mauvais jours de Petrograd en 19 au moment des nuits blanches.
(Avec L. à L'Opéra, une terrasse Pam-Pam. Halles. Châtelet. Les quais. Le Luxembourg.
Nuit. J'erre sur les anciens remparts, entre la zone peuplée (baraques et constructions des rôniers) et le illisible des Lilas. Détonations assourdies au loin. Une - deux - trois. Je pense que ce sont des bombes. Silence. Illisible grise et noire de la banlieue en métro-bus. Une lumière y surgit, s'éteint. Signal ?
Autre nuit. Avec L. assistons à une courte bataille aérienne. Les projecteurs sillonnent le ciel. Tirs de DCA, explosions, balles traçantes. Alentours le silence. Cela dure un instant puis s'apaise.
Le bombardement du 3 juin.
Belle journée, soleil. L. faisait le déjeuner. Un ronflement de moteurs, extrêmement puissant, paraît envahir tout, fait vibrer les vitres. Impression d'un ciel rempli - d'une nuée d'avions. Les tirs éclatent venus de tous les horizons. Nous restons à la porte ouverte du balcon, contemplant une large étendue de ciel pur où rien ne paraît. Sur un balcon voisin, une vieille femme avec des jumelles, observe et probablement ne voit rien. L'image me vient à certaines détonations illisible, illisible, d'avions descendus quelque part et jetant leurs bombes. Nous sommes tristes et tendus. L. s'appuie de la tête illisible, au bois de la porte. - « Nous pourrions disparaître ainsi. » Et d'autres en ces moments... Le fracas des moteurs remplit le ciel et donne une sorte de nausée. Aucune peur. Les vitres tremblent. Une ouvrière (masque, réticule) monte vers le métro. De craquantes détonations proches - q.q. part derrière la statue de la Paix qui est place Séverine ou dans le petit cimetière - la fait sursauter, comme enlevée par un souffle d'explosifs. Elle se retourne, ne voit rien, reprend sa marche calmement. On me dira plus tard qu'un avion a été abattu du côté du fort de Romainville, assez prêt. - L'après-midi, à Time (Champs Élysées, soleil, gens) j'apprends qu'il y a beaucoup de victimes. On en publiera 50 et 200 blessés - puis 250 et près de 100 blessés. Usines Citroën, avenue de Versailles, Issy. Du Pré, je vois monter des fumées d'une usine qui a été touchée vers La Courneuve. Des fillettes noyées et ensevelies dans une case-abri d'école. 1000 bombes; nous discutons du peu de rendement de l'opération. 25 avions all. abattus ? Pierre M. a travaillé comme chirurgien dans un hôpital d'une h. de l'après-midi à 7, dans la chair vive, interventions en série. Le colonel all. commandant les escadrilles est prisonnier, blessé.
Propos de Pierre M. « content que l'apocalypse devienne complète. » Nous parlons des illisibles : il dit les illisible. Je réplique et l'amène à convenir que le point de vue apocalyptique n'est pas rév. Parlons de ses deux natures opposées.
Un après-midi aux Champs-Élysées, building du 52. Tac-tac des mitrailleuses. Les gens de la terrasse voisine assurent avoir vu descendre des parachutistes. Attroupement en bas, les gens montrent de la main un coin de ciel. (On expliquera qu'un ballon-sonde illisible illisible a descendu par accident).
Animation, tension nerveuse. On parle de parachutistes tombés dans la forêt de Fontainebleau et fusillés sur place. Un journal du soir publie l'interview d'un gamin de 17 ans tombé en parachute. On en aurait arrêté un près du point de Neuilly. Quoi de croi ?
Les sirènes ont-elles joué ? Je ne sais plus. Le plus souvent elles ne jouent pas quand les avions alle viennent.
La nuit l'oreille guette le début insidieux de leur hurlement. Un moteur d'auto au loin, un klaxon y fait croire; mais le vrai cri on le perçoit à travers le sommeil, très lointain, doucement sinistre. Il monte, s'enfle, s'étend sur la ville noire, cauchemardant. Parfaite adaptation de ce hurlement à sa fin : cela dépasse le rationnel, atteint le symbole. Le cri des villes menacées.
Agen, chez un libraire :« Les prévisions du bon Astrologue par Maurice Prévot
1940 année de la splendeur française »10 fr.
Bibliothèque
À l'Hôtel de Ville, petite bibliothèque poussiéreuse, agréable. Jeunes gens, un vieux monsieur à moustache gauloise, illisible, discute très fort avec la bibliothécaire : « Je vous dis moi, que nous avons gagné la guerre de cent ans ! » Toutes les têtes se lèvent, amusées. - Vous allez fort, vous ! - Le monsieur explique qu'il a fait aussi la guerre de 14.
« La Civilisation écrite »
Parcouru dans l'Encyclopédie française, le volume de « la Civilisation écrite ». Werth m'en avait dit du bien; l'idée est nouvelle. - Saisi aussitôt par l'incroyable mauvaise qualité du travail et de la méthode. Science inexacte par excellence, faussée par les intérêts, la paresse, le contentement bourgeois de soi-même. Encyclopédisme apparent, superficiel, - bourgeoisement malhonnête. L'ouvrage traite du livre, du journal, de la revue.
Rien sur le livre-marchandise. Prix de fabrication, de vente, de répartition ? Illisible Illisible du fabricant, du livre, de l'auteur ? Variations, fluctuations ?
Rien sur la publicité, réclames, les modes, les lancements, les modes, les lancements, les prix littér. considérés comme affaires, les trucs de la concurrence. Pas de listes d'ouvrages, avec tirages, redevances, etc.
Rien sur la condition matérielle, sociale (revenus) illisible de l'écrivain, du journaliste, de l'homme de pensée, du militant d'idées. (Il y a quelques notes descriptives sur la publicité : ni étude de fonctionnement, ni mention de puissance, etc.).
Rien sur les assises matérielles du journalisme : intérêts de groupements, appuis financiers, capitaux. Rien sur les rapports entre les forces cachées du journalisme et l'opinion. Rien sur la valeur réelle de l'information dans la presse, du savoir dans les revues (degré d'objectivité et de savoir, miroirs déformants, systématisations).
Quelles belles études il y aurait à faire là-dessus : montrer le fait, la vérité, se débattant dans la presse ! Analyser les interprétations et les falsifications conscientes et inconscientes ! Rien sur le classement des oeuvres et des publics par origines et tendances sociales. (Combien de romans en 10 ans sur la vie des mineurs ? Combien sur la vie des viveurs ?)
Rien sur la presse d'extrême gauche sauf quelques mentions d'une crasse ignorance qui rapprochent les journaux trotskistes des journaux anarchistes (signé Georges Bourgeois, conservateur d'une bibliothèque; G.B. n'entend évidemment rien aux doctrines qu'il mentionne).
Impudence antiscientifique de ces lacunes dans une oeuvre aussi importante qu'elles disqualifient. L'hypothèse d'une intention falsificatrice étant exclue, constater la défaillance de méthode, l'inaptitude à saisir le réel et même le désir de le fuit : méthodes de la défaite sur le plan intellectuel. (Noter de jolies phrases de J. Chardonne sur la psychologie de l'éditeur, tout ça très vif, élégant et facile : l'homme de goût, etc. Le forban, le marchand de papier, le maître chanteur - pas mentionnés).(Rien sur le rôle des fonds étrangers et des fonds secrets dans la presse : ces mots même ne doivent pas se trouver dans ces 1 000 pages. L'Encyclopédie rose.)(cf. Raffalovitch13 et M. Luce14, journaliste américain, etc. etc.) Presque rien sur les trusts de presse.
Les chapitres consacrés aux États totalitaires ne mentionnent pas la pensée dirigée - ignorant ainsi le fait capital. Rien sur els censures et les épurations (sauf une allusion de deux lignes dans la préface de de Monzie15 et qui ne vise que deux pays totalitaires, Allemagne et URSS !) À ces égards, la documentation sur l'URSS, fournie par les dirigeants officiels de là-bas, est un chef d'oeuvre de truquage bête, par la statistique.
Millions d'imprimés en trente langues. : devinez vous même que c'est toujours le discours de Staline et que Pilniak a disparu !
À propos de la presse des émigrés en France, le Bulletin de l'Opposition, et le Sot. Vest.16 ne sont pas mentionnés; Giustizia e Libertà l'est, mais non la mort de Carlo Rosselli. Presque rien sur la presse de la révolution espagnole. Rien sur celle de la révolution russe (1917-)
Les chapitres attribués à la presse comm. (un grand chap. signé Jean Fréville) atteste que l'ouvrage date des bons temps du Front populaire et des Maisons de la Culture. Petite apologie officielle. Rien sur les ressources matérielles de la presse comm. (capitaux de Ce Soir ? - journal mentionné). Rien sur les méthodes particulières de l'information et de la polémique comm. Rien sur la synchronisation de cette presse dans le monde entier. Rien sur les infiltrations financières et idéologiques (R. Rolland; « Europe »; « Vendredi »; G. Tabouis, Pertinax et l'influence russe).17 Après cette décevante lecture, me suis plongé dans le robuste Napoléon de Taine. En ce temps là, l'Université française savait encore voir et penser. (Il y fallait un Taine, il est vrai; mais elle ne l'étouffait pas.)
Les pompiers de Charleroi se sont sauvés jusqu'ici - Agen - avec tout leur matériel flambant rouge... Beaucoup d'agents et d'officiers de police de Charleroi aussi. Les jeunes Belges vivent surtout entre eux, méfiants et prudents dans la conversation.
Prédication à l'Ermitage
7 juillet. Agen. Dim. après midi allés aux vêpres à l'église de l'Ermitage, petit couvent des Carmes, sur la hauteur. La rampe de feuillages, le rucher (nous y avons vu travailler la veille deux moines doublement encagoulés, gantés) - la belle vue : toits roses de la ville, pentes vertes au vaste horizon.
Prédication d'un jeune moine en brun et blanc. Éloquence apprise et répétée peut-être devant un miroir; pas une parole spontanée, pas un élan, sauf apprêté. Nullité des effets avec les hélas et les ah ! que. Thème : l'innocence et la confiance, supériorité de la confiance en Dieu sur l'innocence, - casuistique déliée, mais très pauvre et très bornée. L'orateur mentionne la psychanalyse. Atmosphère : fait penser à la religion selon Marcel Jouhandeau18 : Monsieur Godeau est certainement là. Assistance nombreuse, variée. Vie chrétienne ! Combien de boutiquiers et de cafetiers ici qui haussent leurs prix pour les réfugiés ? Combien de gens qui, pour héberger des rescapés de bombardements ont sacrifié leur salon-fétiche ? Cette croyance : spirituellement morte; humainement presque morte; mais une grande force de conservation sociale, exploitant le peu qui reste aux gens de vie spirituelle. Derrière moi un vieux monsieur bien vêtu, tout en noir, émacié, usé répète de sa voix creuse les répons... Émouvant : ce peu de chaleur de foi dans cette ruine d'homme.
Responsabilité du socialisme
Dans une lettre que j'écris à Brac.19 : L'histoire impitoyable finira par éclairer les plus aveugles. Elle dresse d'un coup le bilan de vingt années d'égoïsme, de laisser-aller, de médiocrité, de réaction larvée sans intelligence ni courage. C'est fait. Le socialisme en tout ceci a sa bonne part des responsabilités - pour s'être trop associé à ce qu'il eût dû combattre. Il a souffert de tous les maux d'un monde déliquescent - au lieu de s'y opposer. Il n'osait plus dénoncer à haute voix l'argent et la ploutocratie ! Voix que des falsificateurs s'accaparent de son vocabulaire. Conférence de Ferdonnet20 - Stuttgart par TSF il y a moins de 3 jours. Les historiens de l'avenir auront bien besoin du sens de l'ironie.
12 juillet.
Le soldat qui essaie de pénétrer comment ça s'est passé. Abattage du bois, motocyclette allemands passant sur la route. Bonne vie, popotes, pinard, aucune envie de se battre. Commandant absent - ou parti. Replis sur replis. Impossibilité d'une répression devant le départ de tant d'hommes. Pourquoi se battraient-ils ? Les Allemands auraient un monde à piller. Pingrerie. Le mobile « chacun pour soi ». Une Parisienne (bonne ménagère, femme d'ouvrier, notre voisine) : Dire qu'il a va peut-être falloir toucher aux économies ! Une charcutière en train de débiter des saucisses au mètre, dans sa boutique envahie par des réfugiés (affaires d'or...). Avec aigreur : « Ils sont comme des sauterelles. Ils pillent tout. » (au prix fort).
Une paysanne instruite : « Moi, je les connais les Espagnols. Je les connais les Belges. ». Etc. Sous-entendu : tous ces réfugiés sans foi ni lieu. Elle-même accumule des provisions, possède maison de campagne et terre, etc.
Regards haineux, fermés des femmes du pays, en noir, sur le seuil des portes quand on passe à travers champs - « des étrangers », des réfugiés. Nous passons dans la pluie devant la porte d'une ferme riche dont les propriétaires ont barré aux promeneurs certains sentiers. Je répète fortement mon salut à une bonne femme si crispée qu'elle ne veut pas nous donner le bonjour - par avarice sans doute.
Des commerçants cachent leur marchandise. Étalages à la russe : cirages, cartables d'écoliers, etc. Les gens du pays ont reflé le chocolat, le café, les denrées durables. Toutes les maisons sont pleines. Les réfugiés, ces millions de Français du nord, feront comme ils pourront. Idée saugrenue. Abordons une de ces vieilles dames qui regardent de la fenêtre passer les réfugiés et : « Vous êtes chrétienne, madame ? Voici des Chrétiens qui - etc. » Effarement.
La charcuterie n'ouvre qu'à 10h au public patient qui attend. À 12h toute la marchandise est partie. - Elle : Quand je pense à ça, Madame, tout ce monde qui se jette sur la marchandise, oh ! Elle se prend la tête à deux mains, désespérée de faire de si bonnes affaires.
Polémique entre Thierry Maulnier et Valois sur « la peur de la victoire. » Th. M. dont un article avait souligné que beaucoup d'hommes de droite avaient eu peur d'une victoire (des démocraties) sur les États totalitaires parce que ces derniers représentent l'ordre et l'autorité. Cf. :
NRF du 1er décembre 37, lettre à Julien Benda, du 11 août 37, signée A.V. « L'auteur qui est fonctionnaire, nous demande taire son nom. »
Diatribe sur les Juifs, « l'esprit démoniaque de distribution », les « dirigistes judéo-jacobins », l'Affaire Dreyfus, Charles Maurras admiré bien qu'il compromette les principes universels de la réaction.
« Puisque la lecture de votre essai m'en donne l'occasion, c'est avec un plaisir quelque peu cynique, je l'avoue, que je vous déclarerai que, parce que réactionnaire dans tout ce que ce qualificatif a d'intégral, je ne connais d'autre patrie que la Réaction et, pareillement à vous, l'intérêt de la France en tant que nation m'est fort peu de chose auprès de la netteté en matière politique et que ma préférence pour le principe d'autorité monarchique et traditionnelle, fondée sur le Droit Divin, le capitalisme étatique et agrarien, l'organisation corporative du travail, la religion au service de l'État, est une définition de ma forme d'esprit, et ce, dès que j'ai atteint l'âge de raison, et plus que jamais entre 1914 et 1918, années cruciales durant lesquelles, malgré ma jeunesse, j'ai ardemment et secrètement souhaité et soutenu la victoire et la cause des Empires Centraux, cette dernière me paraissait celle de l'ordre contre le chaos et l'esprit d'aventure, celle de la Réaction contre la Révolution et contre le Judaïsme Messianique, celle du concept politico-social de l'Empire Romain dont le catholicisme en Autriche et en Espagne, allié au pouvoir temporel des gouvernements dynastiques, la Russie Tzariste et Orthodoxe (malheureusement engagée du mauvais côté dans une guerre où elle avait peu à gagner et tout à perdre) et la Prusse monarchique et militaire, étaient dérivés et avaient pris la succession dans les temps moderne. »
« Les positions sont prises et sans doute verrez-vous le déclenchement de la plus sanglante et féroce guerre de religion que le monde ait connue. » Ici l'auteur exprime la crainte que « la néo-réaction fasciste et le Japon millénaire soient vaincus comme il en a été malheureusement des Empires Centraux. »
« Quant à l'auteur de ces lignes, il sait plus que jamais avoir été du bon côté et avoir vu juste. Trop jeune durant la dernière guerre pour porter les armes, il n'a pas eu à souffrir du fait d'avoir à combattre pour une cause qu'il exécrait. Vos écrits et votre pensée, autant que ceux de Charles Maurras, ont contribué à le fortifier dans sa résolution de combattre, en cas de croisade antifasciste, dans les rangs de la Réaction, ou de ceux dont l'idéal se rapproche le plus de ma conception contre-révolutionnaire, sans tenir compte de la « nationalité » du camp de la Réaction, ou de celui de la Révolution, au risque même "d'aller à Coblence ou à Quiberon", mais avec la volonté inflexible de contribuer modestement et obscurément à un nouveau Waterloo qui, suivi d'un nouveau Congrès de Vienne, mettront fin à l'abominable statu quo politique, social, idéologique, économique et territorial de 1918-19, remettant nations et individus à leur vraie place et marquant, définitivement cette fois, la destruction totale des forces malfaisantes qui, depuis un siècle et demi, troublent la paix du monde et menacent dans ses bases mêmes la Civilisation Chrétienne, héritière de la Grèce et de Rome. »